(Nouvelle française)
Annie Saumont (1927–2017)
Annie Saumont (1927–2017)
La bâche
C'est précieux une bâche. Ça fait un toit contre la pluie. Ça fait un mur de maison. Au travers s'en vont les cris, les disputes. Restent les regards, les sourires. Enrique, Manuela, Diego, Carlos, Alejandro, Dolores, Miguel, Paula, Rafael. Qui vivent entre et sous des bâches.
C'est extra pour abriter, cacher ce qui a été piqué. Ce qui a été trouvé, que d'autres pourraient faucher. Ça fait un tapis. Isolant de l'eau, de la boue. Ça fait un terrain d'aventures pour los ninos pequenos. Ne risquent plus de se couper avec un tesson de bouteille ou un bout de fer rouillé. Enrique, Manuela, Diego, Carlos, Alejandro, Dolores, Miguel, Paula.
Une bâche au milieu de la décharge. Soulever la bâche. Demande réflexion. Quand personne ne sait ce qui va apparaître. L'ignorance n'est pas mère de tous les désespoirs. Qui ne sait rien peut croire qu'il n'y a rien. Sous la bâche.
Enrique, Manuela, Diego, Carlos, Alejandro, Dolores, Miguel. Aucun (niemand) n'a vraiment envie de savoir. Plier la bâche ? Attention. En deux en quatre, en combien ? Ce n'est pas dit. Personne ne dit. Quelqu'un a juste dit de s'y prendre avec soin.
Tissu renforcé, mais qui aura encore de nombreux usages. Enrique, Manuela, Diego, Carlos, Alejandro, Dolores. C'est raide et parfois ça casse. L'enduit se fendille, s'effrite entre les doigts, laisse des traces.
La bâche est à la frontière des territoires de ceux d'en haut et ceux d'en bas. La décharge est comme une colline. Avec un haut et un bas. Lentement s'approcher de la bâche. A pas retenus. Ça dure. Enrique, Manuela, Diego, Carlos, Alejandro. C'est un peu de temps gagné sur la bâche. Sur ce que révélera la bâche.
Longuement regarder. La bâche. Et redire que oui c'est précieux, une bâche. Qu'il y a sûrement toute une série de jeux de bâche à inventer. Enrique, Manuela, Diego, Carlos. Aucun n'a envie d'essayer.
Avant, les enfants d'en haut jouaient avec les enfants d'en bas. Jusqu'au jour où les grands d'en haut se sont battus contre les grands d'en bas. Les grands ont dit aux enfants qu'il y avait deux pays, celui d'en haut celui d'en bas. Enrique, Manuela, Diego Enrique, Manuela.
Enrique. Seul debout près de la bâche. Les autres l'ont lâché, sont des lâches. Enrique est le plus petit. Il n'y a pas si longtemps Enrique en était encore à ramper sur la bâche. A baver à pisser sur la bâche. Enrique au bord de la bâche. Enrique le plus petit, trop petit pour avoir vraiment peur. Trop petit aussi pour soulever la bâche.
On l'a pris par la main on l'a conduit chez las Hermanas de la Compasion. Dans la maison aux murs en vrai. Les Sœurs avaient mis la table, il a bu un bol de lait, il a mangé une galette de maïs. Ce qui était sous la bâche on l'a placé sur la bâche. On a déployé dessus une autre bâche. Encore dessus on a posé un bouquet un peu fané. Et on est allé prévenir la famille.